L’armée de l’Est
Après Sedan, la poignante odyssée de l’armée de l’Est
(Article de LINDEN Louise, SECRÉTAN Edouard, Chancelier de l’Académie du Second Empire)
Introduction
Pourquoi parler à l’Académie du Second Empire de l’armée de l’Est qui n’a été formée qu’en décembre 1870, donc après la chute de l’Empire ? Parce que son histoire appartient à la guerre commencée en juillet, sous le règne de Napoléon III et à l’histoire du Second Empire. D’autre part, la guerre menée par cette armée est unique : une armée de plus de 100.000 hommes détournée de son objectif, coupée de ses communications au point de devoir combattre avec un front renversé, expulsée de son propre territoire, voilà, semble-t-il qui est sans exemple dans l’histoire des guerres jusqu’à la fin du 19e siècle. C’est la première fois qu’en application du droit international européen et par respect pour la neutralité d’un territoire ami, une armée aussi considérable a volontairement déposé ses armes et franchi une frontière sans aucune intervention du gouvernement en vertu d’une simple convention entre deux officiers. Et, enfin, parce que cette histoire de l’armée de l’Est est celle d’un épisode important des relations entre la France et la Suisse où son souvenir est resté très vivace. Notre exposé ne sera pas un exposé détaillé de stratège ou de technicien. Ce n’est pas le lieu et nous n’avons pas la compétence voulue pour le faire. Les sources auxquelles nous nous sommes adressé sont non seulement françaises mais aussi étrangères, comme les souvenirs de Bismarck rapportés par son secrétaire Maurice Busch. C’est surtout un ouvrage important et détaillé avec les documents personnels qui y étaient joints qui a fourni l’essentiel des matériaux de cet exposé. Il s’agit de l’ouvrage intitulé « L’armée de l’Est » paru en 1894 et dont l’auteur est le colonel Edouard Secretan qui était à l’époque colonel commandant de la IVe brigade de l’armée suisse, député au Conseil national suisse et rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne. Il était également écrivain militaire.
Le contexte
Mais avant d’aborder la relation de la campagne de l’armée de l’Est qui s’est déroulée entre le 20 décembre 1870 et le 1er février 1871, rappelons quelques dates et quelques faits essentiels pour mieux la situer :
19 juillet, déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, dans les conditions que l’on connaît. Citons pour mémoire la dépêche d’Ems,
2 septembre, la capitulation de Sedan,
4 septembre, la proclamation du gouvernement de Défense nationale avec Gambetta et Jules Favre.
Mais la guerre ne s’arrête pas : les modérés avaient eu un moment l’illusion que l’ennemi en voulait surtout à l’Empire et qu’une fois l’Empire renversé la paix deviendrait facile. Les prétentions de Bismarck, qui exigea l’Alsace lors de sa rencontre avec Jules Favre à Ferrières, ont dissipé ces illusions. Trois jours après l’entrevue de Ferrières, les armées allemandes investissaient Paris, qui allait être séparée du reste de la France pendant quatre mois. Une partie du gouvernement s’installe à Tours où Gambetta l’y rejoint après avoir quitté Paris en ballon. Exerçant là une véritable dictature Gambetta improvisa des armées dans l’idée renouvelée de 1793 de repousser l’envahisseur. Il le fit d’abord depuis Tours puis de Bordeaux où il se sentait plus en sécurité. Ces efforts devaient être vains.
L’hiver de 1870-71 fut rude. Ce fut « l’année terrible ». Les armées de secours, les armées de « mobiles » levées à la hâte pour délivrer Paris furent battues l’une après l’autre. L’armée de la Loire après un succès à Coulmiers dut reculer devant les forces allemandes que la reddition de Bazaine, à Metz, le 27 octobre, avaient libérées ; elle fut poursuivie jusqu’au Mans. Une sortie de la garnison parisienne destinée à donner la main aux armées de province fut repoussée à Champigny. Tour à tour Chanzy, dans l’Ouest, et Faidherbe, au Nord, échouaient. Quand Gambetta décida en décembre 1870 la mise sur pied d’une armée de l’Est, la situation militaire était déjà très compromise : 840.000 soldats allemands avaient passé le Rhin. Le roi Guillaume de Prusse avait installé son quartier généralissime à Versailles, avec le général de Moltke comme directeur des armées et le comte de Bismarck son conseiller politique. Les troupes allemandes occupaient plus du tiers du territoire national. Pour desserrer l’étreinte autour de Paris et tâcher de dégager le général Chanzy qui était alors sur la rive droite de la Loire, plusieurs plans furent projetés : 4 en quinze jours. Un 5e allait surgir et allait enfin l’emporter. Il s’agissait cette fois dans l’esprit du délégué de la guerre à Bordeaux d’un grand mouvement stratégique sur Belfort (qui était assiégée) et de menacer les Allemands sur leurs communications. Son plan était de transporter dans l’Est par les voies ferrées une armée confiée au général Bourbaki et de la déposer aussi près que possible de l’ennemi. De là, on la faisait remonter dans la vallée de la Saône. On débloquait Belfort au passage et, en appuyant la partie droite de l’armée sur les Vosges, on menaçait la base des communications de l’ennemi pour attirer dans l’Est les forces allemandes de l’Ouest et de Paris qui obligeaient alors Chanzy à la retraite sur Laval et la Bretagne. Pour que la manoeuvre dans l’Est réussit il fallait à tout prix qu’elle fut entreprise dans le secret, prestement et énergiquement menée. Cela dépendait donc en premier lieu du chef de l’expédition. Le général Bourbaki était réputé un des plus brillants officiers de l’ancienne armée impériale. On lui savait l’âme d’un soldat, une bravoure et un entrain admirable sous le feu, une grande action sur ses troupes et une parfaite loyauté. Il avait participé aux opérations en Algérie, en Crimée, et s’était couvert de gloire à Malakoff et à Inkermann. Dès lors la fortune avait épuisé ses faveurs pour le vaillant capitaine. La guerre avec l’Allemagne l’avait pris à 56 ans, grand Officier de la Légion d’honneur, aide de camp de l’Empereur, général de division, commandant de la Garde impériale. Il avait fait la première partie de la campagne sous le maréchal Bazaine et subi le siège de Metz. Mais il était sorti du camp dans des conditions restées mystérieuses, mêlé à la tentative de Régnier, ce personnage qui avait essayé de suggérer à Bazaine, comme à l’impératrice Eugénie, la négociation d’un armistice avec les Allemands. Après avoir commandé la région du Nord pour y organiser la défense, il est appelé sur la Loire pour commander le 18e Corps d’armée. En prenant son commandement Bourbaki est en proie au doute sur les chances de succès de la poursuite de la guerre. Les Légions improvisées de Gambetta ne lui inspirent qu’une médiocre confiance. Mieux eut valu, à ses yeux, la paix immédiate que d’aborder l’ennemi avec ses bandes sans cohésion ni discipline. Mais loyal et résolu à s’acquitter de son devoir de soldat, il accepte les commandements qui lui étaient donnés et les plans de campagne que le ministre de la Guerre lui imposait. Il donnait à son pays et à l’armée tout ce qu’il avait de dévouement et de volonté. Mais on ne donne que ce que l’on a et la foi lui manquait. De là des tâtonnements et des hésitations qui, dans plusieurs circonstances au cours de l’expédition dans l’Est, se manifestèrent aux dépens de la bonne conduite des troupes. Si Gambetta lui témoignait sa confiance, il n’en était pas de même du ministre de la Guerre, M. de Freycinet, qui, à plusieurs reprises, propose à Gambetta de remplacer Bourbaki. M. de Serres, un ingénieur comme Freycinet qui l’avait pris comme collaborateur, était dans les mêmes dispositions. Délégué par Freycinet à l’état-major de l’armée de l’Est, il avait eu soin de se munir avant de rejoindre son poste, d’un décret de révocation du général Bourbaki dont la date était en blanc. On ne peut que plaindre un officier obligé d’exercer un commandement en de pareilles circonstances. A côté de lui, Bourbaki avait heureusement un aide de camp personnel, le lieutenant-colonel Laperche, un ami et confident sûr, qui prit en fait la position d’un chef d’état-major, en lieu et place du général Borel qui se bornait à transmettre les ordres de mouvement et qui ne participait pas aux Conseils de guerre. Pas plus que le chef du Génie, le colonel Séré de Rivière, et l’intendant de l’armée, M. Friant. Il y avait donc dans le fonctionnement de cet état-major des vices graves qui ont eu de déplorables conséquences dans les moments décisifs.
Les troupes : l’armée de l’Est était composée de quatre corps d’armée et d’une réserve générale (18e, 20e, 24e et 15e C.A.) ainsi que d’une division indépendante (général Cremer), au total environ 120.000 hommes, 140.000 disait Freycinet qui avait tendance à augmenter les effectifs à la disposition du général Bourbaki – 35.000 hommes en état de combattre disait Bourbaki – en fait 90.000 hommes passèrent en Suisse. Ces soldats étaient de valeur militaire inégale : certaines unités étaient solides et aguerries, d’autres à peine ou pas instruites, peu capables de tenir au feu. Si les troupes ne présentaient pas les qualités qui font une armée solide, il en était de même des cadres. Les meilleurs avaient sombré à Sedan et à Metz. Des promotions rapides avaient amené à des postes élevés des officiers encore inexpérimentés. Les officiers se partageaient en deux camps : les pacifiques et les jusqu’aux boutistes désirant la revanche. A ces causes morales d’affaiblissement il fallait ajouter des causes toutes matérielles. Les trois premières semaines de combat, sur la Loire, avant le 20 décembre, avaient cruellement éprouvé les troupes : quinze jours de marches et contre marches, sur des routes couvertes de verglas par une température d’une rigueur extrême. Quant aux transports, pour poursuivre la description de cette armée, leur faiblesse a été d’un poids important dans le déroulement des opérations. Du fait de la hâte et de l’improvisation qui ont dominé la formation de cette armée, le désordre et les retards qui en ont résulté, ont eu des conséquences funestes et furent au nombre des principales causes de l’insuccès de la campagne.
Or le général Bourbaki allait se mesurer avec un adversaire digne de lui : le général de Werder entre les mains duquel Strasbourg avait capitulé : à la tête du 14e corps d’armée Werder installe son quartier-général à Dijon en novembre. Il commande à de bonnes troupes, solides, qui menaient la guerre depuis le mois d’août. Elles étaient donc parfaitement entraînées et rompues aux fatigues et privations. Leur effectif : 60.000 hommes environ. Voilà les conditions dans lesquelles vont se dérouler les opérations.
Déroulement des opérations
L’odyssée commence en décembre, sur les bords de la Loire, et va se poursuivre dans des conditions de plus en plus difficiles et dures, matériellement, moralement et physiquement. Bourbaki quitte donc la Loire à la fin de décembre en direction de Belfort. Il occupe Dijon le 28 décembre, Dôle le 3 janvier. Mais après l’armée n’avance que lentement en raison des difficultés de ravitaillement dues à l’insuffisance des convois. Bordeaux ignorait ces difficultés et s’irritait de ces lenteurs. Bourbaki arrive à Besançon le 4 janvier sans rencontrer de grande résistance de la part des Allemands qui veulent en finir avec l’armée de la Loire du général Chanzy qu’ils battent au Mans. Les Allemands, informés du mouvement de Bourbaki qui menace leurs communications, n’ont cependant pas une idée exacte de l’importance des effectifs de l’armée de l’Est, parce que Bourbaki avait adroitement dissimulé sa marche dans les premiers jours de janvier. Ils se livrent à des opérations de harcèlement par la cavalerie sur les Français surpris faute d’une reconnaissance suffisante du pays. Mais les Français tiennent solidement Villersexel sur la route de Vesoul à Montbéliard. Le 9 janvier c’est la bataille de Villersexel, la première vraie bataille qui met aux prises les deux adversaires. Bataille sanglante qui débute sous la neige. Les Français sont électrisés par Bourbaki qui retrouve sur le champ de bataille toute sa vigueur et son entraînante bravoure. Le combat est terrible, la mêlée meurtrière. Mais finalement les Allemands battent en retraite vers la Lisaine. Villersexel aura été un des combats les plus acharnés de toute la guerre. Les pertes françaises : un millier d’hommes, 500 prisonniers ; les pertes allemandes ; 530 hommes sur 15.000 engagés. Villersexel marquait pour l’armée de l’Est une première et fort honorable étape. Elle avait franchement et bravement abordé l’ennemi. À Bordeaux on crut à une vraie victoire. Bourbaki était plus réservé car il savait que l’ennemi était capable de répondre immédiatement à l’attaque. Bourbaki et Werder vont alors entreprendre une course de vitesse pour atteindre Belfort, Werber par Lure et Bourbaki par Héricourt. Mais Bourbaki n’exploite pas assez vite son succès de Villersexel, alors que Werder fonce, renforcé par deux autres corps d’armée qui l’ont rejoint et qui, avec le sien, forment l’armée du Sud sous les ordres du général de Manteuffel. Leur objectif : protéger à tout prix le siège de Belfort. Mais la marche de Bourbaki continue à être entravée par les difficultés de ravitaillement, par le mauvais état des chemins et aussi par la défectuosité de la discipline de marche. Les soldats se laissent conduire à Belfort comme un troupeau qu’on mène à la boucherie. Un grand nombre d’entre eux jettent leurs armes sur la route ou les abandonnent là où ils séjournent. Le froid est rigoureux, jusqu’à moins 19°, un mètre de neige recouvre la terre. Bourbaki arrive cependant à occuper Arcey après un combat qui a été le deuxième combat victorieux de la campagne. Continuant sa progression, le général de Werder s’installe sur la Lisaine, une rivière qui coule du Nord au Sud et coupe la trouée de Belfort entre Vosges et Jura. Sur son cours, la petite ville d’Héricourt et celle de Montbéliard. Werder décide d’attendre là les Français. C’est le 15 janvier que les Français arrivent sur la Lisaine. Les quatre corps d’armée sont répartis le long de la rivière. Les combats sont violents mais le résultat nul. Les Français n’arrivent pas à franchir la Lisaine. Il aurait fallu tourner la ligne allemande par la gauche, mais une fois encore les difficultés de ravitaillement paralysent Bourbaki. Les combats reprennent le 16, mais sans grand succès malgré l’énergie des attaques. Le froid est de plus en plus rigoureux (- 14°). Les maladies de poitrine et la dysenterie commencent à répandre la démoralisation. Le 17 janvier allait décider du sort de l’armée de l’Est. Bourbaki engage toutes ses forces sur toute la ligne de la Lisaine, mais les attaques sont sans résultats positifs. Des renseignements alarmants parviennent à Bourbaki : des forces ennemies considérables débouchaient sur ses arrières menaçant ses communications avec Dijon. L’état moral et matériel des troupes allait en s’aggravant d’heure en heure et l’énergie de tous allait faiblissant. Les hommes étaient épuisés par la fatigue. Le service du ravitaillement en vivres se faisait avec une déplorable lenteur. Le verglas empêchait la marche des convois. Les chevaux épuisés, réduits à l’état de squelettes, affamés, rongeaient n’importe quoi. Quand ils tombaient dans leurs traits sur les routes couvertes de glace ils ne se relevaient plus. Bourbaki se concerte avec les généraux ; la retraite est finalement décidée malgré les avis des généraux Billot et Pallu de la Barrière qui estiment que si on battait en retraite, l’armée allait entrer dans une sorte de décomposition spontanée, alors que certaines unités d’infanterie étaient encore intactes. La déception devant cette retraite a été grande pour les assiégés de Belfort qui avaient tenté deux sorties sans succès pour soulager Bourbaki. Les pertes de ces journées, pour Bourbaki : 8.000 hommes, et pour Werder : 1500. Pendant ce temps, effectivement le général de Manteuffel avec deux corps d’armées avançait au secours du général de Werder en traversant la Côte d’Or, avançant vers la Saône pour prendre l’armée de l’Est à revers, faisant donc irruption entre les lignes françaises et la France. M. de Serres avait tenté en vain de ralentir l’avance de Manteuffel en lui opposant l’armée des Vosges de Garibaldi et de son adjoint le général Bordone, installés à Dijon. Mais le général Bordone était resté impassible. Le 18 janvier l’armée de l’Est commence sa retraite car il était dangereux pour elle de rester plus longtemps sur la Lisaine avec Werder d’un côté et Manteuffel de l’autre. Bourbaki décide de ramener toute l’armée vers Besançon puis de là vers Dôle et Lons-le-Saulnier. Prise entre l’ennemi et la frontière suisse, l’armée allait être refoulée sur les hauts plateaux du Jura encombrés de neige, et acculée en dernier lieu aux positions de Pontarlier. Lugubre retraite parmi les plus cruelles que connaisse l’histoire. Pendant ce temps, M. de Freycinet envoie à Bourbaki de nouveaux plans de grande stratégie, prouvant qu’il était mal renseigné sur l’état des troupes et du matériel et sur la marche rapide de Manteuffel. Bourbaki accepte cependant le plan de Freycinet qui consistait à embarquer les troupes sur la ligne Baume-les-Dames – Besançon pour les emmener vers Nevers. Il atteint le Doubs et les environs de Besançon le 22 janvier, mais pour constater que les communications avec Lyon étaient déjà coupées par les Allemands. Les combats que Garibaldi avait fini par engager en attaquant Manteuffel depuis Dijon, pour honorables qu’ils aient été, n’ont eu aucune influence sur la marche générale des Allemands et n’ont pu soulager l’effort que soutenait Bourbaki. La situation de l’armée de l’Est, hésitant autour de Besançon sur le parti à prendre, s’était singulièrement aggravée les 23 et 24 janvier. Le 24, Bourbaki convoque ses chefs de corps au château Farine, près de Besançon, sur la route de Dôle, pour y tenir un conseil de guerre qui allait décider du sort de son armée. Car la situation avait empiré sérieusement. Par le Nord et par le Sud, à l’aile droite comme à l’aile gauche, l’ennemi avait débordé l’armée. Tous les mouvements tentés, tous les ordres donnés et restés sans exécution dénotaient qu’une démoralisation profonde gagnait les troupes. Dans la journée du 24, M. de Serres avait quitté le quartier-général, rappelé à Bordeaux par une dépêche du ministre. Il sembla à l’état-major que, sentant la catastrophe venir, le gouvernement voulut retirer son délégué pour le décharger de la responsabilité de ce qui allait venir. Pour surcroît de malheur, le général Bourbaki apprend de l’intendant Friant, en arrivant à Besançon, que l’armée n’avait de vivres que pour cinq jours, pour quinze jours en prenant ceux de la place. Le général reste atterré. Voilà ce que valaient les promesses du ministère qui, depuis le 19 décembre, avait pris l’engagement de « bonder » Besançon de vivres, de munitions, d’équipement, de matériel. Bourbaki arrivait avec une armée affamée, épuisée, sans vêtements, sans souliers, sous un ciel rigoureux, sous la neige. Et là dessus, il reçoit le 23 au soir, une dépêche de Bordeaux lui demandant de se porter au secours de Garibaldi menacé dans Dijon. Depuis ce moment un sentiment d’invincible amertume perce dans les dépêches du général. La correspondance entre lui et M. de Freycinet s’envenime. Le 24 janvier Freycinet lui reproche ses lenteurs, lui enjoint de reconquérir immédiatement les lignes de communications. De pareils reproches n’étaient évidemment pas pour relever le moral déjà si fort affaibli du général. Le conseil de guerre se réunit donc le 24. Bourbaki expose la situation. Un seul des généraux se prononce pour une offensive, malgré le risque, estimant qu’avant de prendre la détermination de la retraite au bout de laquelle était probablement un passage en Suisse, une armée de 85.000 hommes devait tenter le sort des armes. Finalement la retraite sur Pontarlier est quand même décidée. Freycinet insiste cependant pour que Bourbaki gagne le plus vite possible Nevers, avec des détails, dans sa dépêche, sur l’itinéraire à observer. Bourbaki lui répond en lui démontrant une fois de plus quelle était la situation exacte. « Votre dépêche me prouve que vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me semble que je vous ai dit souvent le contraire ». Du reste j’avoue que le labeur que vous infligez est au dessus de mes forces et que vous feriez bien de me remplacer par Billot ou Clinchant ». Les officiers de l’état-major étaient fort inquiets. Le général était devenu sombre, irritable, et il était pris d’un tel état de dégoût que son entourage était convaincu que dans un moment de désespoir il finirait par se tuer. Fondés ou non les reproches du ministre devaient être douloureux au général. Il eut certainement mieux valu couper court à cette correspondance et saisir l’occasion que le chef de l’armée offrait pour le remplacer dans son commandement. Mais Freycinet continue à envoyer des dépêches prescrivant des solutions irréalisables. Le 25 janvier, Bourbaki répond une fois de plus à M. de Freycinet : « Je fais occuper les débouchés de Salins et les passages de la Loue. J’avais chargé le général Bressolles de faire garder les défilés du Lomont. J’apprends que son corps d’armée a fui tout entier ». Le 25 toujours, Bourbaki décide de diriger lui-même les opérations qu’il avait prescrites au 18e corps d’armée. Dans son entourage on ne doutait pas qu’il cherchât une occasion de se faire tuer l’épée à la main dans quelque attaque des positions ennemies. A sept heures du matin, le 26 janvier, une nouvelle dépêche de Freycinet : « Plus je réfléchis à votre projet de marche sur Pontarlier moins je le comprends. N’y a-t-il pas une erreur de nom ? Vous seriez obligé de capituler et de passer en Suisse. Le salut n’est que dans une trouée en laissant vos impédimenta derrière vous ». Le général profondément attristé se rendait compte mieux que personne de la gravité de la situation. A cinq heures du soir il a une longue conversation avec le général Billot sur les possibilités de ravitaillement par la Suisse. Il rentre à pied à Besançon et reçoit quelques officiers dont l’intendant Friant. Il donne au colonel Leperche ses instructions pour le lendemain pour continuer le mouvement de retraite vers Salins et Pontarlier. Puis il congédie ses officiers. Quand tous se furent retirés il se rendit, inaperçu, dans la chambre du lieutenant-colonel Leperche pour y prendre un revolver. Résolu à mourir, il rentra chez lui, et s’étendit sur son lit. Puis le coeur brisé, l’âme lasse, il dirigea le bout du canon de son pistolet sur la tempe et pressa la détente. Il était 7 heures 30 du soir. Le général ne s’était blessé que légèrement ; la balle avait glissé sur le crâne. Quelques heures après, vers minuit, il faisait lui-même au lieutenant-colonel Leperche le récit de sa tentative de suicide. Sous l’empire des dépêches du ministère qui le poussait à accomplir une « opération insensée », la marche sur Dôle, Auxonne et Dijon, tandis que ses chefs de corps l’informaient qu’ils ne pouvaient plus compter sur leur troupe ; écrasé par la malveillance dont il ne sentait l’objet et par la perspective d’une accusation de trahison s’il entrait en Suisse avec l’armée, il avait voulu se faire tuer à l’ennemi en se mettant à la tête du XVIIIe corps. La lenteur de la marche des troupes lui avait montré qu’une action quelque peu sérieuse n’était plus possible dans la journée. Il avait résolu alors d’en finir autrement avec la vie. Dans la même nuit, à quatre heures du matin, le général Clinchant, par dépêche de Gambetta du 26 janvier, est nommé commandant-général de la Ire armée en remplacement du général Bourbaki, qui reçoit lui aussi la dépêche suivante : « En face de vos hésitations et du manque de confiance que vous manifestez vous-même sur la direction d’une entreprise dont nous attendions de si grands résultats, je vous prie de remettre votre commandement au général Clinchant, etc. » Signé : Gambetta. Ce même jour, le 26 janvier à la même heure, cinq heures du soir, Jules Favre, vice-président du gouvernement de la Défense nationale, et le chancelier de Bismarck, étaient tombés d’accord à Versailles sur les bases de la capitulation de Paris que l’opération de l’armée de l’Est devait conjurer. Et deux jours après, Jules Favre et Bismarck signaient l’armistice de Versailles. Mais pour le général Clinchant les opérations continuaient. Le gouvernement cherche enfin à monter des opérations pour soulager l’armée de l’Est, par Lyon, Lons-le-Saulnier et Mouchard. Mais il était trop tard. Le ministère est obligé d’accepter le fait accompli de la retraite vers Pontarlier. Les 27 et 28 janvier, le général Clinchant s’était engagé avec toutes ses troupes dans le Jura, mais l’armée allemande l’y avait précédé avec ses avant-gardes, à Salins, l’Arbois, Champagnol. Clinchant cherche alors à concentrer toutes les troupes à Pontarlier après avoir laissé 8 à 10.000 malades à Besançon et 20 à 30.000 trainards. Le froid était glacial. À Pontarlier il devait y avoir toute la farine voulue pour faire le pain. Mais l’intendant, avisé trop tard, le 27, n’avait pu prendre les mesures voulues pour activer la fabrication du pain. Déception pour Clinchant quand il arrive à Pontarlier : aucun des approvisionnements prévus ne s’y trouvait. La situation était devenue dramatique. Même les vivres commandés par marché passé aux Verrières suisses n’avaient pu arriver à temps. Pendant que l’armée se concentrait à Pontarlier, les Allemands renonçant à encercler Besançon poursuivaient nos troupes vers l’Est, en les serrant le plus possible pour précipiter leur retraite tout en évitant les combats inutiles et en saisissant tous les véhicules à vivres. Le 27 au soir, Manteuffel établit son quartier général à Arc et Senans. Revenons un instant à Versailles où Jules Favre et Bismarck négocient l’armistice.
Négociation de l’armistice
Cet armistice excluait l’armée de l’Est de la suspension d’armes. Aux termes de la convention l’armistice commençait le jour même de sa signature pour les armées devant Paris. Pour les opérations militaires en cours dans les départements de la Côte d’Or, du Doubs et du Jura, ainsi que le siège de Belfort, elles se continueront indépendamment de l’armistice, jusqu’au moment où on se sera mis d’accord sur la ligne de démarcation dont le tracé à travers les trois départements mentionnés a été réservé à une entente ultérieure. L’exclusion était expresse : les hostilités devaient continuer dans ces trois départements. La raison de cette exclusion : Jules Favre comme Bismarck, mais pour des motifs différents, désiraient laisser libre cours aux opérations militaires – Jules Favre pour ne pas céder Belfort, et éviter l’armistice à l’armée de l’Est, ignorant la situation réelle de cette armée, – Bismarck parce qu’il désirait une reddition de cette armée ou son anéantissement, si elle ne se réfugiait pas en Suisse, et une reddition de Belfort. Le 28 janvier, on ne discute plus que des détails relatifs à l’armée de Paris et à la reddition de la capitale, car Jules Favre était pressé d’en finir. Paris était sa grande préoccupation devant laquelle tout le reste s’effaçait. De l’armée de l’Est il fut peu ou point question. Bismarck et Moltke proposent d’exclure les armées dans l’Est et de laisser les opérations militaires continuer dans la Côte d’Or, le Jura et le Doubs. Les négociateurs français ne firent aucune objection. L’armistice fut signé le 28 janvier au soir. Tout de suite Moltke télégraphia au commandant de l’armée du Sud et Jules Favre à Gambetta.
- Texte de Moltke : « Armistice immédiat ici (Paris). Partout ailleurs le 31 à midi. Les départements de la Côte d’Or, du Doubs et du Jura en sont provisoirement exclus jusqu’à ce que vos opérations aient donné un résultat décisif. Le siège de Belfort continue aussi ».
– Texte de Jules Favre : « Un armistice de 21 jours est convenu. Une assemblée est convoquée à Bordeaux pour le 15 février. Faites connaître cette nouvelle à toute la France. Faites exécuter l’armistice et convoquer les électeurs pour le 8 février. Un membre du gouvernement va partir pour Bordeaux ».
De l’exclusion de l’armée de l’Est pas un mot.
Bismarck et le général de Valdan, chef d’état-major de l’armée de Paris avaient assisté à la rédaction de la dépêche : « Nous en avons arrêté les termes ensemble dit Jules Favre. J’étais alors dans un grand état de trouble ». Le chancelier allemand contresigne cette dépêche, le télégraphe étant aux mains des Allemands il fallut un laisser-passer pour qu’elle fut transmise. Que Bismarck ne se soit pas tenu obligé d’attirer l’attention des plénipotentiaires français sur les lacunes de la rédaction, cela n’étonnera pas qui sait jusqu’à quelle rigueur cet homme d’Etat poussait le droit à la guerre. Qu’elles aient échappé à Jules Favre, fatigué par cinq jours de conférences qui devaient avoir ulcéré au delà de toute expression son coeur illusionné, n’est pas davantage pour surprendre. Mais que le général de Valdan n’y ait pas prêté plus d’attention cela parait beaucoup moins compréhensible et excusable. Quand Gambetta apprit cette erreur il entra dans une fureur épouvantable : « Je comprends, s’écria-t-il, qu’un avocat hébété par la peur ait commis une pareille balourdise et une semblable infamie ; mais ce Jules Favre était assisté d’un général quand il discutait avec Bismarck des clauses de la convention : que le sang de l’armée de l’Est et la honte de la défaite retombent sur lui » ! Les deux télégrammes arrivent à destination, le 29, à Pontarlier, l’autre à Arbois au général de Manteuffel. Tandis que le général Clinchant, sitôt la nouvelle reçue, faisait cesser le feu sur tout le front de son armée, le général de Manteuffel adressait cet ordre à la sienne : « Soldats de l’armée du Sud, Paris a capitulé. Un armistice est conclu pour les troupes devant Paris. L’armée du Sud seule poursuivra ses opérations jusqu’à résultat définitif. Vorwärts » !
Conséquences de l’annonce de l’armistice.
Jules Favre a prétendu devant la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale que l’insuffisance de sa dépêche n’avait eu aucune influence appréciable. Mais M. de Freycinet et les généraux qui ont commandé l’armée de l’Est ont exprimé des opinions contraires. Cette dépêche a eu pour conséquence, premièrement, de paralyser les mouvements de l’armée pendant près de 48 heures tandis que l’ennemi poussait avec énergie ses opérations enveloppantes ; deuxièmement, d’abattre définitivement le moral des troupes et d’achever la dissolution de tous les liens de la hiérarchie, de sorte que quand l’erreur fut reconnue l’armée était entièrement désagrégée. Le 29 au soir l’armée de l’Est était irrémédiablement perdue. Acculée à la frontière, cernée de toutes parts, elle devait en tout état de cause déposer les armes ou passer en Suisse.
Ce 29 janvier voit une marche concentrique de tous les corps allemands sur Pontarlier. A Septfontaines, les Allemands, grâce au brouillard, surprennent les Français et lors du combat capturent près de 3.000 hommes. A Chaffois au contraire, le combat est acharné. Mais, en plein combat, on apporte au général Thornton la dépêche de Clinchant lui prescrivant de cesser le feu en vertu de la convention d’armistice et d’en informer l’ennemi. Profitant de l’hésitation que cette nouvelle avait momentanément jetée dans le camp français, les Allemands font un millier de prisonniers. D’autres unités sont arrêtées aussi par l’annonce de l’armistice dont elles avaient eu connaissance par les autorités avisées. La nouvelle de ce prétendu armistice avait brouillé toutes les notions puisque sans aucune instruction de l’état-major et sans qu’on connût le fait autrement que par une dépêche d’un maire de village on se dispensait d’exécuter les ordres du quartier-général et on abandonnait même des positions emportées de haute lutte. Ces incidents avaient mis le général Clinchant en éveil alors qu’il n’avait pas eu de doute sur l’exactitude des dépêches qu’il avait reçues. Il demande alors des explications à Bordeaux et envoie un parlementaire porteur d’une lettre au général de Manteuffel qui lui répond en opposant les ordres qu’il tenait de Versailles, tout en déclarant qu’il était disposé à recevoir les propositions d’arrêt des hostilités, mais dans un très court délai, et qu’en attendant les opérations continuaient. Gambetta de son côté répond à Clinchant en disant que Manteuffel violait la convention d’armistice et il prescrit à Clinchant de signifier à Manteuffel le texte de la convention par parlementaire et de dresser procès-verbal tant du retard et des difficultés soulevées que de la réponse qui lui sera faite, et de lui dénoncer le tout. Cette équivoque allait entretenir des malentendus sur tous les points où les têtes de colonnes allemandes entraient en contact avec l’armée française. Clinchant, en attendant d’élucider la question de l’armistice avec Manteuffel auquel il avait envoyé un nouveau parlementaire, donne le 30 janvier à ses troupes un « ordre de combat » pour qu’elles eussent à se défendre en cas d’attaque. Car les Allemands continuent leurs opérations et, évitant les engagements partiels et les inutiles effusions de sang, s’efforcent de couper la retraite aux Français sur tous les points où c’était possible et de les obliger à passer en Suisse. A leurs yeux, l’internement d’une armée de 100.000 hommes dans un pays étranger devait peser d’un poids plus lourd encore sur les négociations pour la paix, qu’une capitulation et l’exode de 100.000 prisonniers. Pendant la matinée du 31, les Allemands cernent Pontarlier. Les troupes n’ont donc plus d’autre issue que sur la Suisse. Clinchant envoie un nouveau parlementaire au général de Manteuffel avec la dépêche de Gambetta. Manteuffel lui fait savoir qu’il ne peut négocier que sur la base de la capitulation. Un deuxième parlementaire est envoyé pour demander une suspension d’armes de trente six heures afin de fixer pendant ce délai la vraie signification de la convention de Versailles. La proposition de Clinchant est refusée. Le soir du 31 arrive enfin une dépêche du ministère, annonçant qu’en effet l’armée de l’Est n’était pas comprise dans la convention de Versailles et laissait au général le soin de régler lui-même sa situation, avec le droit de traiter et de combattre pour son propre compte et de conclure directement un armistice, au mieux des intérêts et de l’honneur de son armée. Clinchant réunit aussitôt un conseil de guerre à Pontarlier afin de prendre les mesures les plus efficaces pour passer en Suisse. L’armée n’avait plus que pour un ou deux jours de farine. « La situation était sans issue, les hommes étaient épuisés, l’armistice avait porté au moral des troupes le coup le plus funeste, déclare le général Clinchant, je ne pouvais plus les nourrir ». Il dicte aussitôt au conseil réuni, pour la nuit du 31 janvier au 1er février, et pour la journée du 1er février, l’ordre d’évacuation du territoire français et son passage à la frontière. Il fait, par ailleurs, assurer la défense des crêtes au dessus des passages prévus vers la Suisse. Avant même qu’il fut convenu avec le quartier-général de l’armée suisse des conditions de passage des troupes françaises sur le territoire neutre, le général Clinchant donnait des ordres d’exécution. Il se sentait donc bien dans l’impuissance complète de trouver aucune autre issue à sa situation désespérée. Dès le milieu de la matinée du 31 janvier, le général Clinchant avait envoyé aux Verrières son aide de camp, le lieutenant-colonel Chevals, avec l’ordre d’entrer immédiatement en relation avec le commandant des troupes suisses de la frontière afin de s’entendre avec lui sur les mesures à prendre dans le cas où il deviendrait nécessaire que la 1re armée française passât sur le territoire de la Confédération Helvétique. Dès le début de la guerre, avant que les armées fussent entrées en campagne, la Suisse, fidèle à ses traditions, avait modifié aux belligérants et aux puissances signataires du traité de 1815, son intention de rester neutre, et de défendre sa neutralité et son intégrité par tous les moyens. Le gouvernement fédéral avait, à cet effet, mobilisé et échelonné sur la frontière, dès le mois de juillet 1870, cinq divisions. Dès le 20 janvier 1871, lorsqu’il eut connaissance de l’insuccès des troupes françaises contre les positions allemandes de la Lisaine, le général Herzog, commandant en chef des troupes fédérales, avait signalé au gouvernement fédéral l’intention évidente des Allemands de forcer l’armée française à franchir la frontière suisse dans le but de la mettre hors d’activité. On savait au quartier-général suisse dans quelle situation se trouvait l’armée de l’Est par les traînards et les déserteurs qui se présentaient aux postes frontières, par les paysans français qui se réfugiaient en Suisse avec femmes, enfants et bestiaux et faisaient des récits lamentables de la condition désespérée à laquelle l’armée était réduite. Le général Herzog prit les dispositions voulues pour concentrer ses brigades sur les points où, selon toutes probabilités, les troupes françaises chercheraient à franchir la frontière. Le Ier février, la frontière du Jura était occupée ainsi avec 23.000 hommes de Porrentruy à Saint-Cergues. Les 29 et 30 janvier deux trains de blessés et de malades étaient déjà entrés en gare de Verrières et de Neuchâtel.
La convention des Verrières
Le 30 janvier également, le premier adjudant du général Herzog, le lieutenant-colonel Siber, rencontre à la mairie de Pontarlier les généraux Clinchant et Borel qui l’informent du malentendu entre le quartier-général ennemi et eux au sujet de l’armistice. Les généraux Clinchant et Borel avouent sans détours que leurs hommes ne voulaient plus se battre et que la proximité immédiate de la frontière exerçait sur les esprits une inévitable attraction. Le lieutenant-colonel Siber constate aussi la complète désorganisation et la misère des troupes. Il en retire la conviction que les troupes suisses à la frontière n’auraient pas à faire usage de leurs armes. Le général Herzog reçoit le Ier février à 2 heures 1/2 du matin le lieutenant-colonel Chevals qui lui annonce qu’il venait traiter du passage de l’armée. Le général lui demanda de quels pouvoirs il était porteur. Le lieutenant-colonel Chevals n’était muni que d’ordres verbaux mais n’avait aucune condition à poser. Il venait simplement demander pour l’armée française l’autorisation de passer en Suisse. Le général Herzog répond que la condition première était le désarmement des troupes et que pour le reste on aviserait quand le parlementaire aurait les pleins pouvoirs. L’entrevue ne dura que quelques instants. Chevals retourna aux Verrières françaises où se trouvait déjà le général Clinchant. A 3 heures 1/2 du matin le lieutenant-colonel Chevals revient, accompagné du vice-consul de France à Neuchâtel, avec les ordres et les pouvoirs nécessaires pour arrêter les bases d’une convention avec le général en chef des troupes fédérales. Il n’y eut aucune délibération. Le général Herzog débout, dictait aux parlementaires assis les termes de la convention. Il ne discuta que quelques points de forme. Lorsque le général eut arrêté l’article 4 de la convention qui autorisait les officiers de l’armée française à garder leurs armes, leurs chevaux et leurs effets, le lieutenant-colonel Chevals posa la plume, se leva et remercia le général de cette marque de courtoisie donnée à ses malheureux camarades. Peu après quatre heures tout était terminé. La convention signée par le général Herzog est apportée au général Clinchant qui la signa à son tour. Le général Herzog avait aussitôt fait alarmer ses troupes. L’imagination populaire a fait un drame de cette scène des Verrières. De prétendus témoins oculaires ont prêté aux acteurs principaux, les généraux Clinchant et Herzog, des attitudes théâtrales et des mots sonores. En vérité tout s’est passé très simplement. Et certes, la fable n’avait rien à ajouter à la catastrophe pour qu’elle fut saisissante. Quatre-vingt dix mille hommes vaincus par le froid, par la faim, par les coups d’un audacieux ennemi étaient là ; grelottant sous le vent glacé, démoralisés, désespérés, pressés les uns contre les autres comme un troupeau, prêts à jeter leurs armes pourvu qu’on leur ouvrit un pays ami où il n’y aurait plus de longues marches sans espérance, de sombres journées sans pain et de nuits sans sommeil, plus d’humiliantes retraites bousculées par le vainqueur, plus de combats dans la neige et dans le sang. Le Ier février à cinq heures du matin, l’entrée de l’armée française en Suisse commençait. Le général Clinchant avait avisé le ministre et pris congé des troupes auxquelles il adresse un dernier ordre du jour. Puis avec son état-major il franchit la frontière. La troupe le suit : 88.700 hommes dont 6750 officiers, 11.800 chevaux, 285 canons, 1200 voitures, qui passent par les Verrières et par la frontière vaudoise, Sainte-Croix, Vallorbe et la vallée de Joux. Le général en chef était déjà en Suisse avec plusieurs milliers d’hommes lorsqu’il reçut une dépêche datée du Ier février, du commandant de l’armée des Vosges, Garibaldi, qui se proposait de faire une démonstration sur les derrières de l’ennemi, vers Pontarlier. En fait Garibaldi avait évacué Dijon le 31 au soir sans combattre et sa retraite précipitée avait démontré qu’il n’était guère d’humeur à se battre. Le désarmement des troupes ne donna lieu à aucun incident. Ce fut un spectacle navrant que celui de l’armée en Suisse. Dès qu’ils ne furent plus soutenus par la crainte du danger et la poursuite de l’ennemi, dès qu’ils se sentirent sur un sol hospitalier, où des mains secourables se tendaient vers eux de toutes parts, les soldats s’affaissèrent complètement et perdirent le peu d’énergie qui leur restait encore. On ne rappellera jamais assez tout ce que les Suisses ont fait pour accueillir, soigner, aider nos soldats vaincus. Le général Clinchant n’avait pas jugé nécessaire d’aviser l’ennemi de la convention signée aux Verrières. Les troupes allaient donc suivre les ordres donnés la veille par Manteuffel, de continuer à marcher sur Pontarlier. C’est ainsi qu’elles tombèrent sur les forces du général Pallu de la Barrière qui protégeaient la retraite des troupes françaises et leur passage en Suisse. Le combat dura jusqu’à la nuit sans que l’infanterie allemande parvienne à forcer le passage du défilé. Ce combat fut acharné, très meurtrier. Les pertes furent sérieuses. Ce fut le dernier acte de la campagne. Il fut très honorable pour les troupes françaises.
La fin de l’odycée de l’armée de l’Est
Au matin du 2 février, le général Pallu de la Barrière et le général Billot ainsi que plusieurs officiers et des troupes comme le 4e régiment de zouaves et le deuxième bataillon de mobiles, refusant de quitter le sol français, gagnèrent Gex en se glissant le long de la frontière, préférant les périls d’un long et douloureux voyage à travers la neige et le froid pour demeurer en France. C’est dans la nuit du Ier au 2 février que le général de Manteuffel apprit par une dépêche du président de la Confédération, au ministre de Suisse à Berlin, la signature de la convention des Verrières. La mission de Manteuffel était donc accomplie. L’armée de l’Est avait quitté le théâtre de la guerre et l’armée des Vosges après avoir quitté Dijon s’était réfugiée dans un département compris dans le périmètre de l’armistice. Le 13 février l’armistice était étendu aux trois départements qui en avaient été exclus par la convention de Versailles. Le 16 février une convention entre le colonel Denfert-Rochereau et le général de Tresckow met fin au siège glorieux soutenu par la place de Belfort. Les 17 et 18 février, les 12.500 hommes de la garnison sortent, avec armes et bagages et les honneurs de la guerre, des ouvrages qu’ils avaient si vaillamment défendus. Dès le Ier février M. Schenk, président de la Confédération, avait chargé le ministre de Suisse à Paris de demander au gouvernement de la Défense Nationale et au chancelier Bismarck l’ouverture de négociations pour le rapatriement des troupes françaises. Jules Favre, au nom du gouvernement de la Défense Nationale, se déclare prêt à entrer en pourparlers avec l’Allemagne pour conclure une convention relative au rapatriement des troupes. Le gouvernement allemand refuse catégoriquement, estimant que le gouvernement français n’était nullement en état de donner des garanties suffisantes que des militaires de l’armée de l’Est ne se laisseraient pas entraîner à participer aux hostilités s’ils étaient rendus à la France. Il ajoutait que plus le nombre de soldats à la charge du fisc français serait considérable à l’étranger plus il pourrait se voir forcé d’accélérer la conclusion de la paix. Bismarck, qui donne cette réponse au ministre de Suisse ajoute enfin : « Toutes choses ont leur bon côté, les Suisses auront l’occasion de faire connaissance plus intime avec les Français. Nous, nous avons pu le faire depuis longtemps »… Mais finalement une convention fut signée au début de mars et le rapatriement commença le 13 mars. Les comptes furent arrêtés : 12 millions de francs de l’époque. Le 12 août 1872 ils étaient intégralement soldés par la France. « Le règlement des comptes avec la France s’est fait dans les meilleures conditions et nous n’avons qu’à nous louer des procédés de la France et de ses représentants à notre égard, disait devant l’Assemblée fédérale en 1873, M. Paul Céresole, président de la Confédération helvétique. Le séjour en Suisse de l’armée française, continuait-il, a créé entre la France et nous des sentiments plus étroits de sympathie et de reconnaissance. A ces divers points de vue nous n’avons qu’à nous féliciter de l’épreuve que nous avons subie ». De son côté la France avait exprimé à la Suisse sa reconnaissance par un décret solennel à l’Assemblée Nationale siégeant à Bordeaux. Ainsi s’est achevée cette odyssée de l’armée de l’Est, courte dans sa durée, 20 décembre 1870 – 1er février 1871, mais dont les heures ont été longues et dures pour ceux qui les ont vécues. Elle méritait d’être rappelée parce qu’avec ses traits héroïques, ses faiblesses, ses échecs, ses souffrances, ses manifestations de solidarité humaine et de générosité, elle est inscrite non seulement dans notre histoire mais aussi dans celle de nos relations avec la Suisse, prouvant une fois de plus qu’il y a entre les deux pays beaucoup plus que des affaires douanières ou financières.
Il convenait de ne pas en perdre le souvenir.